Conte de Noël
En cette deuxième partie de l'année 1944, l'espoir renaît chez nos concitoyens ; Paris est libérée depuis le 25 août 1944 et quelques jours plus tard, le 8 septembre 1944, Besançon retrouve sa liberté.
Au même moment, à Besançon précisément, Jeannine Viret commence à remplir un des cahiers qui lui ont été remis pour la rentrée scolaire 44-45.
Le cahier de Commerce de Jeannine
Il faut dire que Jeannine n'est pas peu fière, elle vient en effet de rentrer en classe de première " Commerce " au collège moderne et technique pour filles du 12 rue d'Alsace de sa bonne ville.
Alors, sur son premier cahier comme sur les autres, elle sait qu'elle va devoir pas à pas travailler sans relâche pour réussir l'objectif qu'elle s'est fixé : devenir secrétaire commerciale et, dès la fin de la guerre, diplôme en poche, intégrer une bonne maison de commerce où elle pourra débuter une prometteuse carrière.
Un instant, mais un instant seulement, Jeannine pense que les cahiers qu'elle a reçus ne sont peut-être pas les plus beaux des cahiers, de ceux qu'on choisirait pour écrire ses mémoires ou son journal intime. Qu'importe !
Ce cahier d'exercices destiné à mettre en application pratique les connaissances théoriques acquises au fil du temps, elle va désormais le remplir progressivement en y mettant toute son ardeur, tout son cœur.
Alors, c'est parti.
La page de garde est faite, ce n'est pas le plus difficile :
Il faut maintenant écrire le programme. Là encore ce n'est pas trop compliqué, il suffit de recopier le livre de cours :
C'est alors que surgissent les premières interrogations, les premiers doutes.
" Je ne comprends pas, je ne saurai pas... je n'y arriverai pas " songe-t-elle un bref moment.
Quelques jours passent. Jeannine a rempli deux nouvelles pages : un bon de commande et un courrier.
Voici maintenant que la tâche se complique car elle va devoir réaliser et compléter une facture.
Méticuleusement, les lignes s'alignent progressivement : l'entête, les références bancaires et postales, la date, l'adresse du débiteur puis le corps de la facture en effectuant à chaque fois le bon calcul.
Le compte est bon. Total général de la facture : 2 439,10 francs.
Reste un détail : apposer le timbre de quittances sur cette facture payable au comptant et l'acquitter ce qui permettra de justifier que le règlement a bien été réalisé.
Mais Jeannine n'a pas sous la main le timbre qui lui faut. Ah ! Si elle avait été inscrite auprès de la prestigieuse école Pigier, elle aurait eu de beaux spécimens comme ceux-ci à coller dans son cahier :
Timbres fictifs de l'école PIGIER vers 1943-44
Mais ce n'est pas le cas. Dès lors, comment faire ?
Il n'y a plus qu'une solution : ce timbre, il faut le dessiner.
C'est ainsi qu'apparaît alors en bas de cette facture un simili-timbre sommairement crayonné :
Le voici en détail :
Un semblant d'effigie à gauche, aucune mention ni des termes " TIMBRE FISCAL " ni du montant de la faciale. Pour le reste, le timbre est correctement annulé à la date du 10 octobre 1944.
Alors quel montant aurait-il fallu faire figurer sur ce timbre ? Jeannine avait la réponse, la voici sur sa facture :
Montant de la quotité : 3 francs pour reçu de sommes comprises entre 1 000 et 10 000 F. (loi du 24 octobre 1942 applicable à compter du 1er mars 1943)
Nous voici à présent trois pages plus loin dans le cahier de Jeannine. Au menu du jour, enregistrement d'un bordereau de versement bancaire et établissement du reçu correspondant.
Cette fois-ci, plus question de dessin pour matérialiser le timbre fiscal mais une maquette de fabrication " maison " :
Voilà qui ressemble davantage à la réalité : mention " TIMBRE FISCAL " et montant de la faciale. Quant au médaillon, il a été réalisé à partir de l'avers d'une pièce à 50 centimes au type " Morlon " à l'effigie de la République mis en circulation en 1931 et repris en 1944 après la courte parenthèse du type " Francisque " de Bazor en 1941-42.
Revers du type " République " de Morlon
Avers du type " République " de Morlon
Pour la réalisation du médaillon, je repense soudainement à mon grand-père qui, alors qu'il se montrait assez austère en général, allez savoir pourquoi ce jour-là, s'était transformé pour quelques minutes en magicien pour égayer un après-midi monotone et avait soudainement fait apparaître par frottage le relief de la pièce de monnaie qu'il venait de sortir de sa poche.
Pour ceux qui ne connaissent pas le truc, c'est par ici : Naître et grandir.
Après avoir frotté délicatement l'effigie de la République avec son crayon de bois, Jeannine n'avait plus désormais qu'à la découper soigneusement et à la coller sur le rectangle qu'elle avait préparé au préalable pour obtenir au final un timbre fiscal " de bon aloi " comme disait avec malice notre regretté Maître Capello.
L'ensemble est presque parfait, ne serait-ce la quotité à 1 F. qui n'est pas la bonne en l'espèce, car c'est 3 F. qu'il aurait (qu'il eût) fallu [Décidément le bon Maître me poursuit ce jour dirait-on ! ] faire figurer ici (tarif du 24 octobre 1942 mentionné ci-dessus).
En ce soir de Noël 1944, Jeannine est seule dans sa chambre. Elle prend son cahier, le relit, le contemple.
Comment peut-elle imaginer à cet instant précis que, comme elle, quelque part, d’autres jeunes filles écrivent elles-aussi un cahier ?
Comment pourrait-elle savoir qu'à Amsterdam, il y a quelques semaines tout au plus, Annelies Marie Frank plus connue sous le nom d'Anne Frank, relatait sa vie quotidienne dans son journal intime et qu'elle allait bientôt disparaître, engloutie par la barbarie nazie ?
Jeannine tient à son cahier plus que tout.
Tous les cahiers de jeunesse ont de la valeur, elle le sait.
Mais nous, qui avons tout ou presque, le savons-nous ? D'ailleurs combien parmi nous ont conservé leurs cahiers d'enfance ? Combien de nos cahiers d'école sont-ils parvenus jusqu'à nous ?
Ainsi va la vie : on n'a plus de cahier quand on est adulte ; on les a jetés dans la fosse du temps. Ils contenaient trop de bonshommes aux attributs marqués et vraisemblablement des fautes d'ortografe à profusion. Bref, rien qu'on ne voudrait montrer lorsqu'on est grand.
Mais voilà, tout ça n'a au final pas d'importance et Jeannine s'endort paisiblement dans la nuit du 24 au 25 décembre 1944. Elle pense alors à celui auquel tous les enfants pensent ce soir-là et, secrètement, elle espère qu'il lui apportera une orange mais aussi et surtout, parce qu'elle n'est plus une enfant désormais, elle forme les voeux que l'année qui va venir conduira à la victoire de sa Patrie et à sa pleine réussite dans les études.
Fin
Histoire purement imaginaire créée de toutes pièces par l'auteur à partir d'un cahier authentique réalisé en 1944-45 par mademoiselle Jeannine VIRET à Besançon.
PS : ce cahier m'a été adressé il y a peu par Laurent, mon ami bisontin. Un conte de Noël en quelque sorte. Qu'il en soit chaleureusement remercié.